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à demi-mot
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2 mars 2007

MON CORPS A LA SCIENCE

14h 15, samedi 5 mai 2007. Je suis en pleine sieste. La vie est belle ! Jusqu’à ce que la sonnette me réveille. En bougonnant, je vais ouvrir. Deux représentants de la maréchaussée me saluent sur le pas de la porte.

-         Vous êtes bien Monsieur Christian G…, né à Arras le premier août 19.. etc etc

-         Oui, c’est bien moi.

-         Vous avez bien fait les démarches pour confier votre corps à la science, et rempli le formulaire d’autorisation de prélèvement d’organes ?

-         Euh ! effectivement

-         Alors on vous emmène.

-         Comment ça, vous m’emmenez !

-         Pour les prélèvements.

-         Je ne saisi pas.

-         On vous emmène, conformément aux dispositions de la circulaire 2896 B de réquisition, subséquemment à votre demande.

-         A ma demande… !

-         De prélèvement d’organes.

-         Mais attendez, je ne suis pas mort !

-         Ah, mais ce n’était pas spécifié sur le document que vous avez signé, et en vertu de l’article 244 bis alinéa 3 de la procédure d’urgence prévue dans la loi de finance en association avec le ministère de la santé, vous avez autorisé les pouvoirs publics à procéder à tout prélèvement d’organe à compter de la date de signature.

-         Alors là les bras m’en tombent ! Vous êtes certains ? Vous ne faites pas erreur ?

-         Vous n’allez pas nous apprendre notre métier ! Je suis brigadier chef depuis 25 ans, si vous insistez vous allez, en sus, hériter d’un PV pour insulte à représentant de la force publique.

-         Au point où j’en suis !

-         Allez monsieur, n'insistez pas, veuillez nous obéir au doigt et à l’œil.

-         Mais c’est délirant !  Et on est beaucoup dans ce cas ?

-         On a pas mal de boulot, on s’plaint pas.

-         Je perds la tête, c’est insensé. Mais j’ai signé le document de bonne foi, c’est incroyable cette histoire. Je pensais que cela prenait effet à ma mort.

-         Allez venez, c’est la loi.

-         La loi, mais je rêve, qui a voté une loi pareille ?

-         Le parlement à la majorité absolue de ses membres, c’est pour prévenir les éventuels effets de la future canicule sur les sénateurs.

-         Elle a bon dos la canicule !

-         La décision est prise, Monsieur, ne nous faites pas perdre notre temps, on a d’autres personnes à aller chercher.

-         Je ne peux pas faire appel ?

-         Si, mais entre nous, tout est prévu, et vous n’aurez aucune chance en castration.

16h10, je me retrouve au C O D B V (centre d’orientation des donneurs bénévoles de leur vivant). Il y a une longue queue,( ça risque de ne pas durer…pour certains), et moi, en attendant, j’ai les boules !

Je m’adresse au monsieur qui me précède

     -         Vous avez aussi signé sans faire attention ?

        -         Non, moi je devais me suicider, j’avais peur de me rater, alors que là !

     -         Moi je suis dans votre cas, me dit le grand blond qui me suit, j’ai signé et j’ai plus que les yeux pour pleurer, pour le moment !

17h25 , c’est mon tour, j’entre dans une grande pièce quasiment vide, si l’on excepte le bureau et l’ ordinateur sur lequel un homme en blouse blanche s’affaire. Il me jette un coup d’œil par-dessus ses lunettes et m’invite à m’asseoir devant lui.

     -         Monsieur G… Christian ?

     -         Oui, mais…

Je suis le commandant Tesque, médecin militaire. Attendez, je sélectionne votre dossier sur l’ordinateur. Voilà... C’est  pas mal du  tout…! Parfait ! A part votre surdité sur l’oreille droite. On s’en passera. ( Ça me laisse songeur ! Si l’on ne me laisse que l’oreille sourde, je suis mal parti, on ne risque pas de trouver un terrain d’entente! C’est Inouï ! )

-         Bon, on vous a mis au courant de la procédure

-         Ben, pas exactement, je pense n’avoir pas bien compris.

-         Monsieur G…, c’est pourtant simple, nous allons vous hospitaliser dans notre nouveau service de prélèvements volontaires, dont je suis le chef de corps. On vous fait un check-up complet puis après ce bilan on se revoit pour fixer les échéances.

-         Les échéances !

-         Les dates de prélèvement si vous préférez.

-         Mais c’est irrémédiable ? Il n'y a vraiment pas de recours ?

-         Comment ça ?

-         C’est à dire… moi je veux bien donner mes organes, mais je suis encore vivant.

-         Ah ! Mais on va arranger ça ! On commencera par les organes vitaux, si vous préférez.

-         Comment ça, si je préfère, parce qu'il y a plusieurs solutions ?

-         Oui, vous pouvez, avec notre accord et en fonction de la demande, opter pour des prélèvements dégressifs. Vous commencez par une jambe, un oeil etc. ça vous laisse le temps de voir venir.

-         Avec un œil en moins, je risque de ne pas voir venir grand-chose !

-         Mais c’est un exemple, ça dépend de la demande. Par exemple, si on a beaucoup de  grands brûlés, alors on fera des prélèvements d'office de peau, sur les sujets dont les pigmentations sont les plus proches. C'est vrai que c'est assez douloureux, si on commence par-là, mais vous pouvez toujours espérer, qu'avec un peu de chance, on ne manquera pas de peau.

-         Mais à qui profiteront  mes organes ?

-         Alors là, ne vous en faites pas. On a eu suffisamment de demandes de receveurs

-         Mais si je comprends bien, on va me sacrifier pour sauver ou rafistoler d'autres personnes ! C'est dément !

-         Oui mais vous en avez fait la demande, alors qu'elles, elles ont fait la demande inverse. Depuis la loi du 20 avril 2007, toute personne peut faire une demande de remise à neuf, dans la mesure où l'offre des donneurs est suffisante. Vous auriez pu, vous aussi, en faire la demande.

-         Mais alors, si je comprends bien, je peux  faire la demande, pour être receveur ?

-         Oui.

-         On peut être, donneur et receveur !

-         C'est une éventualité que le législateur n’a pas envisagée, donc rien ne l’interdit.

-         Comment faire la demande ?

-         Ah! Le problème, c’est qu’il est un peu trop tard. Depuis le 21 avril, les demandes sont suspendues.

-         Le 21 avril! Mais personne n’a eu le temps de réagir, si la loi est parue le 20!

-         Oh! Détrompez-vous. Tous les hommes politiques, leurs amis, leur famille, les grands patrons, enfin, tous les gens importants se sont inscrits pour se refaire une santé.

-         Mais c'est un délit d'initiés !

-         En quelque sorte, sauf que ça ne concerne pas que les bourses.

-         Si je comprends bien, mon cerveau va peut être servir à un élu.

-         Ça dépend de son état, et du besoin, vous pouvez aussi être amputé, les hommes politiques ont énormément besoin de bras droits.

-         Ils doivent aussi manquer de cœur, et d’hommes de main !

-         Ah ! Je vois que monsieur fait de l’esprit !

-         Au moins ça, on ne pourra pas me le prendre.

-         Ce n’est pas sûr, on fait aussi des lobotomies en fonction du QI, mais ne vous faites pas de bile, je pense que concernant le sens de l’humour, les politiciens n’en ont pas besoin. Bon, tout est en ordre vous allez pouvoir gagner votre chambre et être mis à disposition de l’équipe médicale. Vous avez l’identification 7OTCT9.

19h20, on m’a refilé un pyjama de coton bleu ciel, une trousse de toilette, des chaussons, et depuis dix minutes je suis dans ma chambre, un loquet électrique équipe la porte, je suis enfermé ! Les deux autres lits sont inoccupés. J’ai l’estomac dans les talons, si on me coupe les pieds je n’aurai plus besoin de faire un régime !

19h35, j’entends le loquet de la porte, un homme rentre, il me dépose un plateau repas et repart sans m’avoir adressé la parole. Je m’installe et dévore l’omelette froide, les pâtes, le flanc et j’avale mon petit verre de vin. Piquette. Plusieurs jour avec un tel vin et ils ne pourront plus me prendre les intestins !

Suis allongé sur le lit. Avec cette longue attente dans la file tout à l’heure, je ne sens  plus mes jambes. Fatigué. Je n’ai pas envie de dormir, je ressasse tout ça. Je ne réalise pas encore ce qui m’arrive, j’ai quitté la maison entre deux gendarmes, ma femme qui était dans la cuisine quand ils ont sonné m’a demandé. « Il y a un problème chéri ? » Je lui ai répondu, « non », pour ne pas l’affoler inutilement, puis j’ai fermé la porte en lui disant, « à tout à l’heure mon cœur, j’ai un petit malentendu à régler ».

Je n’ai pas pu la prévenir, on m’a dit qu’on le ferait, elle doit être dans tous ses états. A bout de nerfs.

22h 30

J’entends le loquet de la porte, une civière sur roulette suivie d’un brancardier entre dans la chambre, il la place le long du lit d’à côté. Je regarde la civière et suis abasourdi : Il n’y a qu’une tête ! Rien qu’une tête. Le brancardier me dit

- « Ne faites pas trop de bruit, il dort», puis il dépose la tête, avec précautions.

Je lui demande

- Mais que se passe-t-il ?

- On lui a prélevé le tronc

Je suis Scié ! Il sort et me laisse seul avec la tête et je me demande si je ne commence pas à perdre la mienne

Dimanche 6 mai 7h45

Un bruit bizarre s’immisce dans mon rêve et me réveille. Où suis-je ? Je mets quelques secondes à rassembler mes idées, je n’ose à peine tourner la tête vers la droite, je le fais doucement, et alors que je viens à peine de sortir de mon rêve, j’entre à nouveau dans le cauchemar ; La tête est toujours là, et ronfle !

Je réalise que le bruit qui m’a réveillé est celui d’un aspirateur dans la chambre d’à côté (sans doute la femme de méninge)

- Salut

C’est la tête qui s’est réveillée, je ne sais quoi lui répondre, je reste coi.

-         Vous avez perdu votre langue, ajoute-il ?

-         Euh ! Non… Vous allez bien ? Vous ne sentez rien ?

-         Non je ne sens rien, j’ai un rhume, mais ça m’a mis sur les genoux,  me répond-t-il.

Manifestement il ne se rend pas compte.

        -         Dites donc,  ajoute-il, vous avez fini de faire la tête ? Quelque chose ne tourne pas rond ? J’essaie de garder mon sang froid pour lui faire comprendre, mais une situation pareille, ce n’est pas le pied ! Comment lui expliquer qu’il ne fera pas de vieux os.

-          Vous n’avez plus que la tête,  lui dis-je

-          Comment ça ?

-         On vous a tout enlevé, prélevé  tout le reste

Alors là, il baisse les yeux, regarde le lit tout plat, et réalise.

        -   Ah! Les salauds, dit-il, j’avais oublié.

Il se met à pleurer. Pleurer toutes les larmes de son corps qu’il n’a plus. Je tente de le consoler, mais je le comprends, il y a des situations où il est impossible de crâner! C’est d’autant plus difficile qu’il a encore toute sa tête ! Le pauvre!

Je le mouche, lui essuie la joue, il se calme.

9h15

Le loquet se manifeste à nouveau, le médecin commandant entre, suivi de deux hommes en blouses blanches.

-          Alors, comment ça va ?

Mon voisin part dans une colère folle.

-         Si je pouvais vous mettre mon poing dans la gueule,  lui lance-t-il !

-         On se calme, ne faites pas la forte tête, s’il vous plaît.

-         Si vous croyez que ça va en rester là ! Vous vous trompez, j’ai le bras long, et vous allez entendre parler de moi. Je ne vais pas en rester là j’irai en justice, enfoncez-vous bien ça dans le crâne.

-         Monsieur, calmez-vous, j’ai le droit de mon côté, et j’ai des ordres. Croyez-moi, vous perdrez votre temps, ça va vous coûter les yeux de la tête pour un résultat couru d’avance.

-          Monsieur G… ,  me dit-il en se tournant vers moi,  on va vous emmener, c’est votre tour.

-         Comment ça c’est mon tour ? Vous n’allez pas me faire subir la même chose, j’espère ?

A sa moue et son mouvement d’épaule, je comprends que mon heure est arrivée. Ses deux acolytes me saisissent et m’immobilisent avant que je n’aie pu réaliser, et pendant qu’ils me maintiennent énergiquement sur le lit, le commandant se saisit d’une seringue et m’administre un produit incolore. Je commence à voir trouble, les silhouettes blanches se mettent à danser devant mes yeux embués, je suis rapidement transporté vers une nuit artificielle, je sombre.

Lundi 7 mai 2007

A la pendule de la chambre je lis difficilement 11h30. Je sors lentement d’une sorte de long coma, mon esprit vogue encore dans les limbes. J’essaie de stimuler ma  concentration. Que m’arrive-t-il ? J’entends un bruit discret à ma droite, mais je ne parviens pas à tourner la tête, j’ai mal partout, aux pieds, aux bras, au dos, au cou… Je tente, à nouveau, désespérément de soulever la tête. Rien à faire.

       -    Comment ça va ?

Je viens de reconnaître la voix, c’est celle de mon cauchemar, de mon voisin sans corps. Qu’est-ce que l’esprit peut délirer quand on lui lâche un peu la bride ! Mais si c’était vrai, j’essaie à nouveau de bouger, toujours rien.

         -         Pas la peine de vous fatiguer. Trop tard. Ils vous ont raccourci également. Me dit-il, compatissant.

Il faut que j’émerge, que je sorte de ce terrifiant voyage onirique, je ne peux pas me pincer, je ne peux même pas m’essuyer les larmes ni me boucher les oreilles pour ne pas entendre mon voisin, admettre que l’impossible s’est mué en inéluctable réalité. Il me faut l’admettre, je suis corps et biens relégué en enfer. Je suis en tête-à-tête avec mon voisin, je ne vois que la bouteille suspendue de sérum qui me surplombe, et n’ai pour seul spectacle les petites bulles qui remontent, régulièrement. Triste horloge de la vie…Cérébrale.

Ils m’ont tout pris, après m’avoir anesthésié depuis des années une bonne partie du cerveau, désactivé patiemment les synapses et blanchi les neurones aux mots, modelé le cortex aux formes de la pensée universelle, ils viennent de me saisir le reste. Et désormais, s’il m’est à nouveau donné de réfléchir, je ne peux plus agir, je suis pieds et poings liés. Je ne peux plus me lancer à corps perdu dans une révolte, que j’ai sacrifiée au nom de mon petit confort.

Trop tard.

Lundi 7 mai 2007, le président vient d’être remplacé, et je n’ai pas pu aller voter.

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